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Pourquoi est-il nécessaire de connaître le cas de Salango? PDF Imprimer Envoyer
Écrit par Richard Lunniss   
Jeudi, 28 Mars 2013 00:31

POURQUOI EST-IL NÉCESSAIRE DE CONNAÎTRE LE CAS DE SALANGO?
ou
POURQUOI EST-IL NÉCESSAIRE DE SAVOIR CE QUI S'EST PASSÉ À SALANGO?
ou
À LA RESCOUSSE DU PATRIMOINE CULTUREL ÉQUATORIEN : LE CENTRE CÉRÉMONIEL PRÉCOLOMBIEN DE SALANGO

Dans un article précédent (Lunniss 2011a), j'avais présenté quelques-uns des thèmes les plus généraux illustrés par les données archéologiques récupérées par le Programme d'Anthropologie pour l'Équateur sur le site de Salango, sur le littoral sud de la province de Manabí, entre 1979 et 1989. L'objectif de ce travail était de souligner 1) la gamme variée d'intérêts aussi bien substantiels que théoriques présents tout au long des 5.000 ans d'histoire d'un site précolombien, (2) ce qui avait été obtenu à partir des données récupérées, et (3) ce qu'il reste encore à étudier. Je voudrais désormais me concentrer sur le centre cérémoniel, qui a évolué sur 1.200 ans, depuis le Formatif Récent jusqu'au Développement Régional (soit de 600 av. J.-C. à 600 apr. J.-C), et mettre en avant à quel point il est souhaitable de parachever sa description, son analyse et sa publication, non seulement par elles-mêmes mais parce que, d'un point de vue culturel, scientifique et historique, l’accomplissement de cette tâche est impératif.

Commençons par les fouilles. Quand les murs en terre séchée et les tombes du complexe funéraire Bahía II furent découverts en 1982, il n'existait aucun rapport concernant les fouilles de l'architecture cérémonielle associée à la période en question sur la côte équatorienne. Depuis, exception faite des découvertes de Salango, la situation demeure pratiquement inchangée.

Suite au travail de terrain mené à Salango, nous disposons désormais d'un registre détaillé des scénarios complexes et diversifiés construits dans le cadre de l'exécution de rituels publics lors du Formatif Récent et du Développement Régional sur un site de superficie limitée mais fondamental pour le littoral centre équatorien.[1] Divers documents ont décrit et analysé plus particulièrement : les premières étapes des fouilles (Norton et al., 1983) ; la séquence des structures du Formatif tardif (Engoroy Moyen et Récent), du Développement Régional Ancien (Bahía II, Guangala Ancien) et Moyen (Guangala Medio), ainsi que les composantes rituelles associées, comprenant des enterrements d'humains et des offrandes d'artéfacts, mis en évidence dans une structure située à l'arrière du site (Lunniss 2001 ; Lunniss et Mudd 1987) ; les structures du Formatif Récent telles que mises en évidence sur la moitié avant du site (Lunniss 2006) ; la configuration complète des structures du Formatif Récent reconstruite à partir des données fournies par les différentes zones fouillées (Lunniss 2006, 2007a, 2007b, 2008) ; la céramique associée aux occupations du Formatif Récent (Lunniss 2001) et du Développement Régional (Lunniss 2004) ; et enfin, l'utilisation rituelle de figurines en pierre sur le site pendant la phase finale du Formatif Récent (Lunniss 2011b, 2011c).

L'étude de l'architecture du Formatif Récent a surtout mis en relief le rôle fondamental joué par les offrandes (sous la forme d'enterrements humains, de mammifères et d'oiseaux, ainsi que de dépôts d'artéfacts de nature variée), dans la création de l'espace cérémoniel. L'étude des plateformes cérémonielles à Real Alto avait déjà noté l'incorporation d'offrandes personnalisées au cours de la période Valdivia (Marcos 1988). Cependant, quand il fut possible de recréer le panorama complet des strates et plateformes Engoroy Moyen (600-300 av. J.-C.) et Tardif (300-100 av. J.-C.), l'échelle, l'ordre, la complexité et la variété des sacrifices faits à Salango causèrent un véritable effet de surprise. Autrement dit, une telle image si élaborée et si vaste du rôle des offrandes enterrées dans la création de l'espace sacré relève du jamais vu en ce qui concerne la côte équatorienne.

Ces sacrifices étaient utilisés de deux façons. En premier lieu, ils étaient placés sous ou dans les autres niveaux d’occupation / plateformes / murs en terre sèche et trous de poteaux qui, sous des configurations diverses, servaient d'éléments architecturaux du centre cérémoniel dans chacun de ses épisodes successifs. Cette disposition spatiale répondait à des règles strictes par rapport à la répartition et orientation spatiale, tandis que les offrandes confirmaient et renforçaient les divers ensembles de valeurs attribués à chaque zone ou point de l'espace. Bien que plusieurs dimensions de la distinction spatiale aient été découvertes, il fut tout particulièrement fascinant d'identifier un axe horizontal principal dont l'extrême sud-ouest, symbolisé par le Spondylus princeps, fut associé au soleil couchant, la féminité, la mort, la couleur rouge, alors que son extrême nord-est, représenté par un coquillage, Vasum caestus, a quant à lui été associé de façon complémentaire au soleil ascendant, à la masculinité, à la naissance (probablement) et à la couleur jaune (ou blanc jaunâtre).

En deuxième lieu, il s'avère que les offrandes étaient effectuées au moment précis de la construction des structures où celles-ci se trouvaient encore à ras du sol. Leur emplacement différentié obéissait lui aussi aux valeurs spatiales déterminées par les offrandes personnalisées. Force est de remarquer que les valeurs spatiales et l'orientation ont fondamentalement été déterminées par l'emplacement et l'orientation des tombes d'humains ; à l'époque de l'Engoroy Récent, ce sont les dépôts de figurines en pierre à la surface du sol cérémoniel qui jouaient ce rôle directeur. Par conséquent, -et de façon plus spectaculaire encore avec le cas de la plateforme funéraire de l'Engoroy Récent et le culte aux figurines qui lui est associé-, l'on peut voir comment l'architecture cérémonielle était conçue, construite et utilisée en tant que scène dynamique et en développement permanent dans le cadre de programmes sophistiqués d'action et interaction rituelle.

Nous découvrons cependant que les offrandes elles-mêmes se trouvaient aussi scrupuleusement classées au sein de leurs puits de déposition respectifs. De fait, le degré de précision suivant lequel les artéfacts étaient placés surprend parfois. Cette structuration interne était également liée aussi bien aux principes les plus généraux d'organisation spatiale qui gouvernaient la configuration du site, qu’à la construction et au sens des faits mythiques recréés par le rite (à plus forte raison), bien que jusqu'à présent, ce sens n'ait pas été étudié de façon spécifique.

Finalement, le déroulement de l'analyse a révélé que les offrandes sacrificielles préservées incluaient non seulement des artéfacts de grande taille, complets et sophistiqués (c'est-à-dire, du genre de ceux que l'on choisit en muséologie!), mais aussi de fragments d'artéfacts, voire de matériaux naturels complètement bruts (pour leur part jamais exhibés) [2]. Par exemple, les offrandes ont dévoilé la présence de nombreux restes de coquillages marins érodés, probablement ramassés sur la plage et enterrés sans retouche quelconque de leur apparence extérieure, ainsi que de simples fragments de coquillages et de pierres de petite taille. De la même manière, il devint évident que même les dépôts d'artéfacts individuels ou de groupes d'artéfacts apparemment dépourvus de structure interne ou d'une valeur intrinsèque quelconque (aux yeux du regard non-exercé tout au moins), étaient en fait des offrandes sciemment placées. Pour l'Engoroy Récent par exemple, des collections de tessons, des outils en pierre ordinaires ou des fragments de ces derniers, des os, des coquillages et d'autres matériaux, qui auraient pu être interprétés comme des déchets -des objets dépourvus de valeur ou de fonction, qui avaient tout simplement été mis de côté-, furent finalement comprises comme des sacrifices enterrés de façon intentionnelle, effectués lors d'événements rituels plus étendus dont les autres composantes se manifestaient sous la forme aussi bien de foyers de combustion que de sépultures d'humains. Au vu du contexte général de déposition du site, même une seule perle de collier découverte dans un puits de petite taille pourrait avoir été à l'origine une offrande délibérément déposée.

Il s'ensuit que le cas de Salango est dès lors un exemple manifeste de construction de l'espace sacré, à travers la mise en place d'une architecture de surface, et la réalisation de sacrifices souterrains -la disposition des éléments aussi bien en surface (visibles), que sous cette dernière (offrandes invisibles), obéissant à un système complexe d'organisation qui représentait à son tour un système symbolique non moins élaboré de valeurs cosmologiques. Ce scénario nous alerte dès lors sur l'existence probable de sites cérémoniels de nature semblable, fouillés ou sur le point de l'être, sur la côte ou ailleurs. Il exige en particulier de prêter plus d'attention -lors des fouilles à venir-, à l'enregistrement de l'emplacement exact de tous les artéfacts découverts dans des contextes structurés ou potentiellement structurés.

Nous sommes encore dans l'attente des rapports sur les données concernant les espaces situés à l'avant des structures cérémonielles de Salango (époque du Développement Régional), ainsi que sur la description et l'analyse des sépultures d'humains associées à celles-ci. Tandis que la description des espaces cérémoniels du Formatif Récent a déjà apporté un ensemble considérable de données nouvelles au corpus d'informations publiées, l'étude préliminaire des 12 épisodes suivants de la construction et l'utilisation des structures ainsi que des plateformes rituelles indique que : 1) il y a eu une reconfiguration significative du centre et de sa fonction au début des étapes Bahía II-Guangala Ancien et Guangala Moyen, 2) les structures Bahía II-Guangala Ancien en particulier,  constituent un concept totalement nouveau en ce qui se réfère à l'architecture funéraire, et 3) la ré-invention du centre cérémoniel lors de Bahía II sous-entend un ré-organisation de la société humaine et de sa relation avec le monde des esprits.

D'un point de vue matériel, les structures funéraires Bahía II-Guangala Récent étaient constituées de murs en terre sèche, érigés sur des tranchées en forme de "U", autour d'un espace carré auquel on accédait au moyen d'une entrée située au centre du côté nord-est. Les structures avaient une surface de 13 m par 13 environ ; au-delà des murs s'étendait un espace cérémoniel qui entourait le centre lui-même dans toutes les directions. Les murs s'élevaient au-dessus de la surface de cet espace sur une hauteur allant jusqu'à 50 cm et, dans l'un des cas au moins, le profil de la face avant du mur était échelonné.

L'espace central était de surcroît défini par des poteaux en bois placés autour de la surface extérieure ou sur le mur avant, ainsi que sur les deux côtés. La hauteur, la largeur et la forme des murs variaient d'un épisode à l'autre, entraînant logiquement un changement du nombre, la taille et la disposition des poteaux. À une époque déterminée, la barrière était composée de rangées parallèles de poteaux de taille réduite très rapprochés les uns des autres ; plus tard, les poteaux ne formaient qu'une seule rangée de colonnes massives, placées dans des trous de 2m de profondeur séparés entre eux par une distance de 2.50m, qui s'élevaient éventuellement sur une hauteur de 7m au-dessus de la surface du sol. Ces poteaux de plus grandes dimensions étaient de fait les précurseurs des poteaux cérémoniels manteños tels que découverts par Zevallos (1995) dans la Cordillère de Chongón-Colonche, et de ceux mis en évidence par la présence de trous (ainsi que de restes de bois) mis au jour par Marcos (1981) à Loma de Cangrejitos, dans la Péninsule de Santa Elena.

Mais la construction des poteaux massifs de Bahía II à Salango impliqua, tout d'abord, la mise en place d'une pierre de grandes dimensions au fond de chacun des trous respectifs. En termes strictement matériels, les pierres faisaient office de supports des poteaux, qui, sans cela, -du fait de leurs poids considérable-, se seraient enfoncés d'eux-mêmes dans le sol mou et sablonneux des lieux. Cependant, ces poteaux avaient aussi une fonction ou une valeur symbolique.

Les artéfacts en pierre étaient de deux types. Les objets placés sous les poteaux situés sur le côté nord-est (orienté vers la mer), étaient tous des ancres, tandis que les artéfacts trouvés sur le côté sud-est -tourné vers l'espace continental-, étaient des meules. Cette charge symbolique est à la fois simple et profonde : elle établit essentiellement un dualisme présent dans les fondements aussi bien de l'architecture du centre même que -par extension-, de la société dont l'identité était encastrée dans cette architecture. Ce dualisme organisait le monde en deux termes au moins : la mer d'un côté, et la terre de l'autre. Mais il se développait sans doute tout au long d'une série de concepts reliés entre eux qu'il reste encore à établir. En attendant, force est de remarquer qu'il s'agit là de l'expression la plus ancienne connue jusqu'ici dans l'architecture précolombienne de la côte équatorienne, de symboles évoquant explicitement la mer et la terre en termes d'une structure d'opposition.

Néanmoins, ces objets témoignent aussi des nouvelles habiletés et capacités de la société Bahía II. Les ancres, -des blocs arrondis avec des rainures transversales destinées à soutenir les cordes-, sont de la taille des ancres manteñas associées aux grandes balsas, bien que les ancres plus tardives incluaient également -sur un coin- des formes triangulaires dotées d'une perforation destinée à attacher la corde. Plus encore : les ancres Bahía faisaient probablement partie de la « flotte » de balsas qui naviguait au-delà du large des côtes équatoriennes 1.500 ans avant la conquête espagnole et représentaient, si ce n'est les débuts de la navigation en balsas -qui survint bien auparavant peut-être-, tout au moins son développement en tant que facteur clé aussi bien de l'organisation économique que de l'identité culturelle de la côte.

D'autre part, les meules Bahia sont d'une taille et d'une qualité sans pareil parmi les spécimens Engoroy plus anciens, et semblent constituer une progression en ce qui concerne l'importance de la transformation des aliments -et donc, de l'agriculture-, à mettre en parallèle avec le phénomène observé au niveau de la navigation maritime. Enfin, les ancres et les meules font état d’une confiance accrue et d’un véritable progrès technique en ce qui concerne l'élaboration des objets en pierre. Pris ensemble, ces deux types d'objets en pierre symbolisent donc, non pas seulement les deux domaines principaux du monde naturel, mais aussi des aspects centraux d'un développement survenu au sein de ces zones d'action.

Ce bref résumé de la structure funéraire Bahía II offre, -on l'espère-, un avant-goût des données proportionnées par le site, ainsi que de la qualité de l'histoire susceptible d'être retracée par son étude. L'explication détaillée des sépultures d'humains situées au sein de la structure ne sera pas moins riche. Car bien que beaucoup de cimetières du Développement Régional n'aient pas été fouillés sur la côte, la tendance est au manque de descriptions complètes, et tandis qu'il existe des études très utiles des artéfacts découverts dans les nécropoles, ces objets ne sont pas toujours décrits en relation avec les tombes auxquelles ils se trouvaient spécifiquement associés. Dans le pire des cas, la connaissance des sites est tout au plus anecdotique.

Le Développement Régional se caractérise par la présence de cimetières d'élites utilisés pour définir des points clés de la géographie sacrée. Le plus célèbre d'entre eux se trouve à La Tolita (Valdez 1986, 1987, 1992), mais du fait du pillage su site, le corpus d'objets archéologiques créé par la recherche se retrouve fortement réduit. Hélas, nous n'avons aucune notion quant à la nature du cimetière de Bahía de Caráquez, dont la provenance des premiers artéfacts céramiques décrits a été attribuée à la culture Bahía (Huerta 1940). Vers le sud de Salango, la description d’un cimetière Guangala Ancien associé à un secteur d'habitat Valdivia a été publiée avec un compte-rendu complet des tombes et leurs contenus (Stothert 1993). Moins détaillé quoique comprenant de riches descriptions du matériel céramique et d'autres artéfacts, l’enregistrement de tombes sophistiquées de la phase Guayaquil trouvées à San Pedro de Guayaquil a lui aussi été publié (Parducci and Parducci 1970, 1972, 1975). D'autres cimetières ont été signalés à Salitre, au niveau du bas Guayas (Piana and Marotzke 1997), ainsi qu'à Campo Alegre et Punta Brava sur l'île de Puná, quoique les descriptions des tombes soient plutôt brèves et que, malheureusement, les matériaux récupérés aient été perdus suite à un incendie. Il existe une liste publiée des artéfacts associés à chaque tombe d'un cimetière Jambelí situé à San Lorenzo del Mate (Ubelaker 1983), à l'ouest de Guayaquil, avec une discussion fort intéressante concernant certains artéfacts rattachés à la consommation de coca (Ledergerber 1992, 1997). Il est toutefois à déplorer qu'il n'existe à ce jour aucune analyse par rapport à la structuration du site. À La Libertad, des tombes Guangala associées à des plateformes résidentielles ont été décrites comme associées aux premières manifestations de cette culture (Bushnell 1951). Finalement, au sud de Manabí, une mention brève -quoique substantielle-, est accordée à un important cimetière localisé à Joá (Holm 1969), mais tandis qu'une collection des artéfacts collectés sur place repose actuellement dans les réserves du MAAC -à Guayaquil-, nous ne disposons à l'heure actuelle d'aucune description ni du site, ni de la grande majorité des objets. Du côté de la vaste nécropole de Salaite, située à quelques kilomètres au nord de Salango -probablement l'un des sites cérémoniels les plus grands de la côte centrale pour la période du Développement Régional-, aucune étude n'a été faite non plus, alors que ses offrandes les plus spectaculaires se trouvent, d'une part, dans les vitrines Bahía de la salle principale du musée de la Casa de la Cultura à Quito, et de l'autre, dans la Salle de l'Or du même musée [3].

La liste de cimetières du Développement Régional de la côte ne prétend en aucun cas être exhaustive, mais elle sert au moins à illustrer ô combien enrichissants seraient l'approfondissement et la publication des données de Salango. Ce travail prouverait à tout le moins la faisabilité d'une telle étude. Plus encore, il dévoilerait à nos yeux une nouvelle vision du monde, rendue manifeste à travers les pratiques rituelles de cette époque.

Bien que des rapports concernant le Formatif Récent aient été publiés ou archivés, par la force des choses, bien des aspects importants n'ont pu y être traités que de façon sommaire. Nous manquons encore par exemple d'analyses détaillées concernant les sépultures d'humains Engoroy ainsi que celles d'offrandes structurées dépourvues de figurines en pierre ; un passage en revue des figurines de toutes les zones de Salango -aussi bien à l'intérieur qu'en dehors du noyau de la structure cérémonielle-, aiderait à comprendre la gamme complète des représentations existantes. De la même façon, il est nécessaire d'évaluer les aspects fonctionnels de la céramique, avec l'analyse et l'interprétation des motifs peints sur les vaisselles raffinées dénotant un certain statut (Lunniss 2012b), ainsi que sur les récipients culinaires, sans oublier l'étude comparative des artéfacts en pierre verte. Il est enfin impératif d'étudier la grande quantité d'objets en coquillages marins ainsi que les artéfacts en pierre taillée (Mudd 1987).

Jusqu'ici, l'analyse a donc tendu à se centrer sur le contexte, la séquence, la structure et l'association -d'une part-, ainsi que l'iconographie et le symbolisme de certains artéfacts plus élaborés de l'autre, bien que peu d'attention ait été prêtée aux composantes de la faune associées principalement -quoique non exclusivement- à l'alimentation (Béarez 1996, Béarez 1998, Béarez et Lunniss 2003). Cette situation se fonde sur deux aspects.

En premier lieu, sans une compréhension complète du contexte, le sens des résultats de n'importe quelle analyse e ou technique des artéfacts serait très limite. Le corpus de données n'aurait aucun ordre, il n'y aurait aucun moyen d'identifier le sens des différences, ni aucune clé d'analyse concernant l'association symbolique ou la fonction rituelle précise. Par ailleurs, la plupart du temps, peu de fonds (le plus souvent aucun), ont été destinés à un travail de ce genre. D’emblée, la décision de cibler la reconstruction du site et l'élaboration d'un schéma spatio-chronologique a donc été prise consciemment. Dans une perspective d'avenir idéale, un tel schéma serait une contribution et justifierait aussi bien l'étude systématique et générale des artéfacts associés, que des études plus spécialisées telles que l'analyse pétrographique de la céramique ainsi que l'identification des sources d'obsidienne et des autres pierres colorées importées.

Le cas des ancres et des meules évoqué plus haut illustre par excellence aussi bien le potentiel des artéfacts au niveau de l'analyse symbolique et de leur interprétation, que le besoin d'une étude matérielle susceptible de mener une telle interprétation à terme de façon adéquate. L'évaluation complète des caractéristiques morphologiques des artéfacts ainsi que de leur géologie et leurs sources de provenance,  fait encore défaut. L'analyse des résidus encore collés à la surface des meules ne serait pas moins importante afin de déterminer les types d'aliments transformés. Certaines des pierres semblent avoir été utilisées tantôt comme des ancres, tantôt comme des meules, et il est nécessaire de prouver cette observation préliminaire ainsi que de définir l’ordre d'utilisation des objets. Il serait en outre intéressant d'entreprendre une étude comparative dans le but d'évaluer les progrès technologiques représentés par les objets en pierre par rapport aux artéfacts précédents du même type provenant du Formatif Récent. Une autre étude se pencherait sur les ressemblances et les différences entre traits manteños comparables.

Un deuxième objectif parallèle a tout simplement été celui d'attirer l'attention du monde scientifique, des autorités concernées, ainsi que de l'opinion publique équatorienne en général, sur l'existence de cet ensemble extraordinaire, complexe et bien préservé, découvert dans le cadre d'une fouille, et ainsi garantir, dans l'idéal, le soutien nécessaire à la conservation aussi bien de l'enregistrement du site que des restes matériels récupérés. Des sites comme Salango ne sont pas monnaie courante, et il est peut-être difficile d'apprécier la diversité et la qualité de l'information que ce gisement nous fournit -ou pourrait nous fournir une fois son enregistrement complété.

Salango est en outre un site de petites dimensions. Et bien que situé à 100 mètres à peine de la Route du Spondyle, il reste éloigné des plus grands centres peuplés du littoral. Plus encore, le secteur du centre cérémoniel précolombien se trouve désormais complètement enterré sous une usine de farine de poisson, sans que nous ne disposions d'aucun indice que ce soit sur son existence. Il est donc non seulement psychologiquement lointain, mais aussi physiquement invisible, ou plutôt rendu invisible. Une grande partie du travail a effectivement été de tenter de créer une image positive du site, capable de résister au lent et implacable processus de l'oubli, qui menace à sa façon son existence en tant qu'élément de l'histoire ancienne du pays.

Il fut également important de transmettre une partie de la valeur du site en tant que source de connaissances non seulement en ce qui concerne les traits matériels des cultures archéologiques identifiées ici, mais aussi par rapport aux sphères les plus abstraites de la cosmologie et l'idéologie (Stothert 2003). Un des besoins les plus urgents est l'étude de l'iconographie découverte sur la céramique associée aux sépultures Bahía II-Guangala Ancien. Ces récipients sont décorés, au moyen de techniques variées qui incluent la peinture iridiscente, la peinture négative et le modelage, avec des représentations picturales diverses. Quelques-unes des représentations sont complètes, d'autres le sont moins ou encore, apparaissent de forme stylisée. Combinées, elles suggèrent que la maison souterraine définie par les bases des poteaux en bois et les tranchées des murs en terre sèche, était habitée non seulement par des défunts humains si soigneusement placés dans leurs sépultures respectives, mais aussi par une série d'entités spirituelles puissantes. Ces créatures conformaient également une force nouvelle au sein de l'atmosphère religieuse de la zone, et indiquent un changement dramatique en ce qui concerne la perception des pouvoirs occultes du cosmos et leur relation avec la société humaine.

Mais revenons-en au sujet du contexte. Bon nombre d'études récentes sur l'archéologie du Formatif équatorien emploient l'ethnologie comparative dans l'analyse des artéfacts cérémoniels et religieux, ainsi que de l'iconographie. Une telle analogie est un complément extrêmement riche vis-à-vis du répertoire des outils interprétatifs appropriés, mais elle tend à laisser les données archéologiques, anciennes, dans l'ombre de modèles dérivés de sociétés contemporaines ou historiques, le plus souvent certes brillamment illustrés, employés pour les expliquer. D'autre part, le potentiel fourni par les sites archéologiques eux-mêmes dans le cadre de l'analyse contextuelle étendue et détaillée impose le respect. À Salango, -mais pas uniquement-[4], on retrouve des artéfacts, -beaucoup d'entre eux jusque là connus exclusivement au travers de sites pillés ou sommairement décrits-, dans le contexte particulier de leur utilisation et de leur déposition finale, associés à d'autres artéfacts, dans le cadre d'activités rituelles (ou d'autres types), ainsi qu'à une structuration architecturale. Il est donc possible d'utiliser ces associations diverses dans le processus d'identification du sens des offrandes et des autres objets découverts sur le site. Nous pouvons construire un réseau de plus en plus étendu de références visant à prouver comment étaient utilisés la céramique, les figurines, les perles et les coquillages, -de façon individuelle ou combinés-, et comment les combinaisons différentes se retrouvent associées à des secteurs spécifiques du site ainsi qu'à d'autres combinaisons d'artéfacts et de traits.

Bien plus : ces contextes rituels se placent dans une séquence chronologique d'occupation cérémonielle du site. Il est donc possible de retracer la séquence de l'utilisation des types d'artéfacts, matériaux, couleurs, formes et associations, au sein d’une histoire de changements en ce qui concerne l'espace architectural et le comportement rituel, et ainsi de rajouter une dimension supplémentaire à leur étude (Lunniss 2012a). Par conséquent, nous pouvons voir que le matériel est non seulement un ensemble d'objets destinés à une classification typologique classique, mais plutôt le produit d'actions et d'interactions humaines à travers le temps ; actions et interactions menées -par ailleurs-, dans un endroit particulier spécifiquement construit pour ces activités rituelles. Et finalement, nous pouvons situer l'histoire de Salango dans les contextes chaque fois plus étendus de la politique, la religion et l'économie locale, régionale et supra-régionale.

Suggérer que nous pouvons déterminer le sens intégral du site et de ses composantes serait présomptueux, déplacé et de fait, simplement erroné. Mais nous pouvons réellement créer une image, ou une série d'images, qui rattachent le site, ses traits et ses contenus au paysage qui l'entoure. Nous pouvons utiliser l'analogie archéologique, ethnohistorique et anthropologique afin de nous aider à développer notre compréhension des intentions probables cachées derrière les actions fossilisées sur le site. Le plus important, c'est que nous puissions utiliser la structure inhérente aux données archéologiques d'un site doté d'une histoire profondément enracinée dans le temps et d'un sens symbolique riche, afin de créer un contexte d'un ordre et d'une complexité suffisants comme pour contrebalancer et contrer les modèles venus d'ailleurs appliqués aux sites. Dit d’une autre façon, nous pouvons espérer le développement de modèles autour de la cosmologie et l'idéologie des sociétés de la côte centrale, qui reflèteraient les réponses locales aux défis de l'existence humaine, incluant, bien entendu, les adaptations locales de traditions philosophiques et religieuses plus amplement partagées.

Pour résumer, alors que le sud de la province de Manabí est principalement reconnu pour sa chefferie manteña de Çalangome, il est également doté d'une trajectoire d'occupation ancienne qui s'étend bien au-delà dans le temps. Ses forêts, ses collines, ses plages, ses pointes et ses îles étaient les scénarios de cérémonies religieuses extraordinaires et intriquées qui ont évolué à partir d'une compréhension et appréciation vivantes de ces formations et des créatures les ayant habité. La poursuite de l'étude de l'enregistrement du centre cérémoniel du Formatif Tardif et du Développement Régional de Salango révèlera beaucoup de nouveau matériel substantiel concernant l'histoire de l'architecture et du domaine du rituel sur la côte équatorienne ; elle sera une contribution significative à notre connaissance des pratiques funéraires précolombiennes et, bien entendu, offrira une perspective inestimable sur les origines des manteños. La qualité des données est en mesure de modifier et approfondir nos représentations relatives à la création, à la gestion et à l'utilisation de l'espace sacré par le passé. Nous aurons tout particulièrement à notre disposition un ensemble de données important au sujet de schémas cognitifs anciens développés dans un endroit spécifique situé à la frontière entre les mondes terrestre et marin. Nous serons en position d'observer la manière à travers laquelle la vision locale de la société humaine s'agençait au sein de cette expérience entre terre et mer. En bref, il sera possible de connaître et habiter ce paysage à travers une compréhension et une sensibilité accrues.

Considérer la recherche du centre cérémoniel de Salango comme terminée serait une erreur terrible, indépendamment de la valeur des données actuellement disponibles. Permettre que l'enregistrement du site -mené tout au long de tant d'années par tellement de personnes-, pourrisse sur place et que toute mémoire de ce travail disparaisse, serait une perte injustifiable de temps, d'argent, de travail, de compétences, d'engagement et de passion. Il est intolérable de penser que Salango pourrait devenir un site en plus à rajouter sur la liste de ceux au sujet desquels les générations à venir se lamenteront en soupirant : « Dommage qu'aucun rapport n'ait jamais été écrit ou publié! Qu'a-t-il bien pu se passer à Salango? Quelle fut son histoire? » Et quelle perte pour Salango même! Pouvons-nous vraiment nous en donner le luxe? Sommes-nous réellement capables de faire preuve d'un tel manque de respect à l'égard de ces individus dont la foi ancienne nous a été confié à travers ce légat unique et merveilleux?

Notes :

[1] Alors que le site de Palanda (culture Mayo Chinchipe, piémont oriental de la Cordillère du Condor - Valdez 2007a, 2007b, 2011; Valdez et al. 2005), constitue un apport fondamental -voire révolutionnaire-, aux connaissances sur le Formatif Ancien, il est aussi extrêmement révélateur d'un point de vue comparatif, afin de situer la tradition littorale plus récente représentée par Salango dans un contexte élargi. Palanda démontre surtout que s'il existait certains concepts partagés par rapport à la représentation de l'univers, les expressions locales de cette dernière variaient énormément.

[2] Des textiles, des objets en vannerie ou en bois, des graines, des feuilles ainsi que d'autres parties de plantes, mais aussi des restes alimentaires, des boissons pourraient aussi avoir fait partie des offrandes ; ils n'ont pas été conservés pour la plupart. Cependant, s'ils parviennent au laboratoire, les restes macro-botaniques récupérés à partir des échantillons de sol ainsi que les résidus récupérés à la surface des outils en pierre pourraient fournir des données de première main concernant la production et la préparation des aliments.

[3] Un petit nombre de bols en céramique provenant de Joá et Salaite, dotés de motifs réalisés au moyen de peinture iridiscente, fut au centre de l'exposition “Luz, Color y Diseño en la Visión Precolombina”, présentée au MAAC de Guayaquil, entre août 2012 et avril 2013.

[4] Palanda en est un autre exemple particulièrement pertinent.

Références citées :

Béarez, Philippe. 1996. Comparaison des Ichthyofaunes Marines Actuele et Holocène et Reconstitution de l'Activité Halieutique dans les Civilisations Pré-Colombiennes de la Côte du Manabí. Tesis de doctorado, Muséum National d'Histoire Naturelle, Paris.

Béarez, Philippe. 1998. First Archaeological Indication of Fishing by Poison in a Sea Environment by the Engoroy Population at Salango (Manabí, Ecuador). Journal of Archaeological Science 25:943-948.

Béarez, Philippe, y Richard Lunniss. 2003. Scombrid Fishing at Salango (Manabí, Ecuador) during the First Millenium B.C. En, A.F. Guzmán, O.J.Polaco & F.J. Aguilar (eds.), Proceedings of the 12th meeting of the Fish Remains Working Group of the International Council for Archaeozoology, 4-8 September 2003, Guadalajara, México: 27-32.

Bushnell, G.H.S (1951) The Archaeology of the Santa Elena Peninsula in Southwest Ecuador. Occasional Publication of the Cambridge University Museum of Archaeology and Ethnology, No. 11. Cambridge University Press.

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Mise à jour le Dimanche, 07 Avril 2013 10:07
 

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